Le blog du CEPII

Les sanctions européennes à l’encontre de la Russie. Maintenir la paix par d’autres moyens.

L’utilité des sanctions économiques fait l’objet de débats dans les milieux académiques –tant par des économistes, que des politistes ou des juristes– comme dans l’opinion publique. Les sanctions de l’UE à l’encontre de la Russie ont ravivé les critiques. La logique diplomatique de cet outil ne doit toutefois pas être ignorée.
Par Patrick Allard
 Billet du 26 janvier 2016



Ce texte rapporte l’intervention de Patrick Allard lors d’une conférence du Club du CEPII, le 20 janvier 2016. Cette conférence était organisée à l’occasion de la parution de la Lettre du CEPII n°360 : « Sanctions et embargos : quels impacts sur le commerce de la France vers la Russie ? ». Pour plus de renseignements sur la conférence, cliquez ici.
 
Patrick ALLARD est Consultant permanent auprès du CAPS/MAEDI [1].


Le recours aux sanctions économiques dans les relations internationales est très ancien. L’étude la plus citée dans la littérature consacrée aux sanctions économiques internationales (Hufbauer et al., 2007) mentionne un conflit opposant  Athènes à Mégare vers 432 avant l’ère chrétienne.

Aujourd’hui, le recours aux mesures restrictives dans les relations internationales est courant. Les Nations-Unies ont à leur disposition 16 régimes de sanctions, l’UE 34, les États-Unis une trentaine et le Canada plus de 20. D’autres pays occidentaux (Suisse, Norvège, Australie, Nouvelle-Zélande) recourent également à ce type mesure. De nombreux autres pays, comme la Suisse, la Norvège, l’Australie, et bien d’autres appliquent des sanctions économiques « unilatérales » à l’encontre des États, des entités et des personnes physiques ou morales. La Russie elle-même a appliqué et applique encore de multiples mesures classiques de restrictions aux échanges (embargo sur les importations ou les exportations), principalement à l’encontre de pays de la CEI et autres pays voisins, à l’appui de sa politique de puissance. L’Iran a pris des sanctions à l’encontre des ressortissants américains.


Les critiques se concentrent sur les mesures restrictives appliquées dans les sphères économique et financière.

Ce type de mesures n’est cependant qu’un sous-ensemble de la panoplie mobilisée par les États. Parmi celles-ci, de nombreuses mesures sont jugées symboliques (abaissement du niveau de la représentation, interdictions de voyage). D’autres mesures, épargnées par les critiques, sont moins anodines, comme les embargos sur les armes et les biens ou services à double usage.

C’est que les sanctions économiques et financières se singularisent par plusieurs traits. Elles sont les plus visibles. Elles heurtent des intérêts économiques dans les pays cibles mais aussi dans les pays émetteurs des sanctions. Imposant un coût à certains secteurs d’activité de l’économie des pays émetteurs, les mesures négatives sont souvent violemment critiquées pour cette raison, notamment par les entreprises parfois tentées de considérer leurs intérêts tellement grands qu’ils se confondent avec l’intérêt national. Leurs effets sont souvent douloureusement ressentis par les parties les plus vulnérables de la population. En outre, les sanctions économiques font peur. Elles préludent souvent à un conflit armé. Leur efficacité est parfois apparue dérisoire face à leurs coûts et aux souffrances qu’elles infligent. Les sanctions imposées à l’Irak à la suite de l’invasion du Koweït ont largement contribué au discrédit des sanctions économiques, auprès des opinions publiques comme des experts et même des décideurs politiques.


En dépit des critiques, les États n’ont pas voulu se priver d’un instrument jugé par eux légitime et légal, qui leur permet d’élargir leurs options diplomatiques.

La légitimité du recours aux sanctions économiques et financières relève du bon sens : l’accès aux ressources, technologies et marché nationaux est un privilège, que les États n’accordent aux États tiers et à leurs ressortissants que sous condition, en particulier celle de ne pas desservir les intérêts de sécurité nationale ou de ne pas renforcer les capacités de nuisance d’États ou entités adverses.

La légalité internationale du recours aux sanctions à l’encontre d’un pays ne fait pas de doute non plus. Outre les traités en matière de droits de l’homme et de droit international humanitaire, les seules dispositions susceptibles de restreindre l’usage de mesures coercitives non-militaires par les États ressortissent des institutions de la gouvernance économique et financière. La légalité des mesures restrictives dans le domaine commercial repose sur l’exception liée à la sécurité nationale, prévue par l’article XXI du GATT, l’article XIV du GATS, l’article 73 du TRIPS.

Toutefois, l’expérience irakienne a incité les États à revoir leur approche et à rechercher de nouveaux vecteurs pour faire valoir leur force économique. Ces réflexions ont débouché sur le ciblage des sanctions et sur le refus d’accès des États, secteurs, entités ou personnes sanctionnées et aux institutions et aux ressources, notamment monétaires et financières des États occidentaux. C’est ce type de sanctions qui a été appliqué, avec succès semble-t-il, à l’Iran, et à la Russie.


Le souci légitime de minimiser le coût économique des sanctions pour le pays émetteur des sanctions ne doit pas conduire à ignorer la logique diplomatique des sanctions économiques et financières.

Les États n’ont pas que des intérêts économiques. Ils ont des intérêts politiques, stratégiques, géopolitiques, ainsi que des intérêts de sécurité. Le recours aux sanctions économiques traduit un arbitrage au profit des premières, entre préférence pour la sécurité nationale et préférence pour la prospérité, un arbitrage auquel les entreprises ne sont par définition pas confrontées, et, par nature, du seul ressort des États.

La réponse des Européens aux menées russes en Ukraine s’inscrit dans la lignée des mesures prises par l’UE, en matière de prolifération nucléaire ou de droits de l’Homme, ou comme instrument de gestion des conflits ou de situations de post-conflit, à l’encontre de pays ayant violé des normes internationales et faisant peser une menace sur la sécurité internationale et, en l’occurrence, sur celle des États-membres de l’UE


Ignorer les différentes dimensions des intérêts de l’État condamne à une évaluation partielle et biaisée du coût des sanctions pour l’économie française.

A cet égard, une évaluation du coût économique pour les opérateurs français des sanctions imposées à la Russie ne saurait écarter purement et simplement les intérêts de sécurité des pays de l’UE dans la crise ukrainienne.

De ce fait, pour échapper à une approche biaisée, il faut au moins évoquer le coût des non-sanctions : quel impact sur le commerce au cas où les Etats européens n’avaient pas réagi aux menées russes en Ukraine ? L’évaluation économétrique, réalisée par le CEPII, du coût des sanctions croisées entre l’UE et la Russie capture un impact négatif de la situation de conflit en Ukraine sur les exportations françaises vers la Russie, avant même la mise en œuvre des sanctions (Crozet et Hinz, 2016).

Enfin, pour échapper à une approche partielle, il faut se garder de recourir à une grille d’évaluation simpliste, assimilant le succès au changement de comportement de la cible et au retour au statu quo ante, et réduisant le modus operandi des mesures négatives à un modèle de pertes/gains économiques.


Il faut reconnaître la portée des mesures restrictives économiques et financières : elles sont le vecteur d’une démarche diplomatique, visant à enclencher un cycle de négociations, où tout, y compris le règlement de la crise, peut se retrouver sur la table.

C’est ce qu’a montré l’expérience iranienne. C’est aussi ce qui est en cours avec la Russie. Les sanctions européennes suivent une logique diplomatique quadruple : signal, dissuasion, coercition, affaiblissement (voir Giumelli, 2013).

Initialement politiques et symboliques (interdiction de visas), les sanctions de l’UE se sont durcies après l’annexion de la Crimée et au vu de l’implication sournoise mais déterminée et, un temps, croissante de la Russie dans les menées séparatistes en Ukraine orientale. Au cours d’un premier épisode, de mars à juillet 2014, la logique du signal a prévalu. Les mesures négatives décidées par l’UE comportaient également, dès l’origine, une dimension de « dissuasion ». Avec la mise en œuvre, depuis l’été 2014, de mesures commerciales et financières sévères, la dimension « coercition » est devenue déterminante. La dimension « affaiblissement » le deviendra à son tour, si la crise avec la Russie persiste et que les mesures restrictives sont maintenues.


Le recours aux sanctions économiques et financières n’est pas un choix par défaut, un pis-aller.

Les mesures restrictives sont un instrument susceptible de renforcer la position des États émetteurs, dans les situations de crise entre puissances, où la guerre est impensable et l’inaction impossible. On a toutes les raisons de craindre que ce genre de situation se reproduira dans les années à venir. Il y a donc lieu de penser que le recours aux mesures restrictives restera fréquent.

Il appartient aux États de s’efforcer de minimiser le coût économique des sanctions en optimisant leur ciblage, au cas par cas, en demeurant à l’écoute des entreprises et en leur fournissant l’information nécessaire sur les dispositifs mis en place.
 

Références :

Hufbauer, Gary Clyde, Jeffrey J. Schott, Kimberly Ann Elliott, and Barbara Oegg (2007), Economic Sanctions Reconsidered, Peterson Institute, 3ème édition.

Giumelli, Francesco (2013), « How EU sanctions work: a new narrative », Chaillot Paper, n°129, Institut d’Études de Sécurité de l’Union européenne (EUISS).

Crozet, Mathieu et Julian Hinz (2016), « Sanctions et embargos : quels impacts sur le commerce de la France vers la Russie », La Lettre du Cepii, n°360, janvier.


[1] Les propos qui suivent n’engagent que leur auteur.
Politique économique 
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